Allocution du docteur Margaret Chan, directeur général de l’OMS

WHO/Franz Henriksen

16-09-2014

M. le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs les ministres, Mesdames et Messieurs les délégués, chère collègue Zsuzsanna Jakab, Mesdames et Messieurs,

Avant le 23 mars de cette année, les milieux de la santé publique partout dans le monde, ici aussi en Europe, se concentraient sur plusieurs grandes menaces sanitaires, sur les besoins à grande échelle et sur les priorités pour l’avenir.

On débattait de questions comme la progression des maladies non transmissibles, la résistance aux antimicrobiens, la couverture sanitaire universelle, le changement climatique et le programme de développement pour l’après-2015.

Beaucoup attendaient avec un grand intérêt la Deuxième Conférence internationale sur la nutrition, qui se tiendra sous les auspices de l’OMS et de la FAO à Rome en novembre.

Le débat de santé publique a changé de thème le 23 mars, d’abord très lentement, quand l’OMS a confirmé le premier cas de maladie à virus Ebola en Guinée.

L’annonce d’un cas nouvellement confirmé a trouvé très peu d’écho dans les médias internationaux.

Le sentiment général était que le reste du monde ne remarquerait pas la flambée en Guinée ou n’en serait pas affecté.

Personne n’était profondément inquiet au début : ni l’OMS, ni les partenaires avec qui nous collaborons d’habitude pendant les flambées épidémiques, ni les grandes organisations non gouvernementales internationales.

Voyez où nous en sommes aujourd’hui. Tous, vous lisez les gros titres et regardez les nouvelles. Presque tous les jours, quand on fait une recherche sur Google États-Unis ou Google international, le virus Ebola figure en tête ou au deuxième rang des 10 premiers sujets d’actualité.

Comme d’autres parties du monde, les pays de la Région européenne sont en état d’alerte au cas où le virus Ebola serait importé par un passager aérien.

Il ne se passe pratiquement pas un jour sans que courent des rumeurs à propos d’un cas importé dans un aéroport ou dans un service d’urgence quelque part dans le monde.

Les gouvernements ont raison de sortir les combinaisons de sécurité et de montrer les salles d’isolement.

Ces images rassurent la population et les journalistes en leur montrant que le pays est bien préparé pour arrêter la transmission dans l’hypothèse où un cas importé surviendrait.

C’est compréhensible. Le virus est meurtrier. La maladie est horrible. Les gens ont peur.

Mesdames et Messieurs,

C’est la flambée de maladie à virus Ebola la plus importante, la plus grave et la plus complexe depuis près de 40 ans qu’on connaît cette maladie.

L’épidémie progresse vite et présente des caractéristiques inédites qui entraînent surprise après surprise.

Il s’agit d’un virus impitoyable qui ne pardonne pas la moindre erreur. Jusqu’à présent, près de 300 agents de santé ont été contaminés et environ la moitié d’entre eux sont morts.

Avant le début de la flambée, les trois pays les plus touchés – la Guinée, le Libéria et la Sierra Leone – ne comptaient qu’un à deux médecins pour près de 100 000 habitants.

Le décès d’un seul médecin ou d’une seule infirmière diminue sensiblement la capacité d’intervention.

Vu les conséquences du virus dans les parties touchées d’Afrique de l’Ouest, tous les pays du monde veulent le tenir hors de leurs frontières.

Que voit-on ? Des familles et des communautés décimées, des villages entiers abandonnés après que tous leurs habitants sont morts ou ont fui, des corps laissés sans sépulture, bien plus de 2000 tombes creusées récemment, des orphelins que personne ne veut recueillir et des hôpitaux surchargés ou entièrement fermés.

Au Libéria, 14 des 15 comtés du pays ont maintenant déclaré des cas confirmés.

Alors que le nombre de cas nouveaux augmente de manière exponentielle, il n’y a pas un seul lit d’hôpital disponible dans tout le pays pour une personne contaminée par le virus Ebola.

Dans les secteurs du commerce, du tourisme et des voyages, toute l’Afrique subsaharienne souffre. La maladie est perçue comme une maladie « africaine », comme si toute la Région africaine était d’une façon ou d’une autre contaminée.

Les gens ne se donnent pas la peine de regarder une carte.

Voici ce qu’a déclaré le Président de la Banque africaine de développement :

« Les revenus baissent, les devises aussi. Les marchés ne fonctionnent pas. Les compagnies aériennes et les navires ne viennent plus. Les projets de développement sont annulés. Et les hommes d’affaires ont plié bagages ».

Dans certains endroits, aucun service de santé ne fonctionne, que ce soit pour le VIH/sida, la tuberculose, la fièvre de Lassa, la fièvre typhoïde, le choléra ou la dengue.

Les services ne fonctionnent pas non plus pour les maladies diarrhéiques et la pneumonie chez l’enfant, ni même pour la vaccination et l’accouchement sécurisé. Ils ne fonctionnent pour rien.

Comme l’a fait observer une équipe d’experts des situations d’urgence de l’OMS, « mettre un bébé au monde au Libéria est le métier le plus dangereux de la planète ».

Mesdames et Messieurs les ministres, pouvez-vous imaginer chose pareille arrivant à votre pays, à la population de votre pays ?

Je remercie les nombreux pays représentés dans cette salle, l’Union européenne et d’autres encore pour l’immense soutien qu’ils apportent aux gouvernements des pays affectés et à l’OMS.

Le monde entier a les yeux rivés sur cette maladie tandis que, tous ensemble, nous ripostons dans un esprit de solidarité mondiale.

On ne peut humainement laisser les populations d’Afrique de l’Ouest endurer des souffrances d’une telle ampleur.

Mesdames et Messieurs,

Cette flambée qui fait les gros titres depuis des mois, que nous révèle-t-elle sur l’état du monde en général ?

Que révèle-t-elle aux dirigeants du monde entier et aux citoyens qui les élisent sur l’état de la santé publique ?

Je constate six choses.

Premièrement, la flambée met en évidence les dangers du creusement des inégalités sociales et économiques dans le monde.

Les riches bénéficient des meilleurs soins possibles. Les pauvres sont condamnés à mourir.

Deuxièmement, la rumeur et la panique se propagent plus vite que le virus. Et elles coûtent cher.

Le virus Ebola inspire une peur quasi universelle. La peur aggrave considérablement la désorganisation sociale et les pertes économiques bien au-delà des zones touchées par la flambée.

La Banque mondiale estime que l’essentiel des pertes économiques pendant une flambée résultent des efforts désordonnés et irrationnels que fait la population pour échapper à l’infection.

Troisièmement, quand un virus meurtrier et redoutable frappe les indigents sans qu’on ne parvienne à le maîtriser, le monde entier court un risque.

Nos sociétés du XXIe siècle sont interconnectées, interdépendantes et électroniquement reliées les unes aux autres comme jamais auparavant.

Nous le voyons maintenant qu’une épidémie très dangereuse sévit à Port Harcourt, plaque tournante du pétrole et du gaz naturel au Nigéria.

Le Nigéria est le quatrième pays producteur de pétrole dans le monde et le deuxième fournisseur de gaz naturel.

Si elle n’est pas rapidement endiguée, cette flambée pourrait réduire les perspectives économiques partout dans le monde.

Le Gouvernement nigérian a lancé une opération massive contre la flambée et mobilisé d’importantes ressources.

L’OMS a dépêché à Port Harcourt une équipe dirigée par l’un de ses meilleurs épidémiologistes.

Mais beaucoup trop de personnes ont été exposées à un risque très élevé à de nombreuses occasions.

Quatrièmement, comme les systèmes et les services de santé fondamentaux ont été négligés pendant des décennies, le choc provoqué par un phénomène météorologique extrême ou une maladie non maîtrisée peut mettre un pays fragile à genoux.

On ne peut pas mettre en place ces systèmes pendant une crise. Au contraire, ils s’effondrent.

Si le système de santé ne fonctionne pas, la population est incapable de résister aux chocs toujours plus fréquents et plus violents qui se produisent dans le monde d’aujourd’hui.

Nous savons que d’autres maladies font plus de victimes, que ce soit le paludisme ou d’autres maladies infectieuses, ou encore l’absence totale de moyens permettant de garantir la sécurité des accouchements.

Nous ignorons au juste l’ampleur de cette « urgence dans l’urgence », car les systèmes d’enregistrement des statistiques sanitaires, médiocres à l’origine, se sont maintenant complètement effondrés.

Mais il faut bien comprendre une chose :

Ces décès ne sont pas des « dommages collatéraux ».

Ils sont au cœur même du problème :

Il n’y avait aucune infrastructure de santé publique fondamentale et c’est ce qui a permis au virus de se propager sans entrave.

Pour parler simplement, cette flambée montre comment l’un des agents pathogènes les plus meurtriers sur terre peut exploiter la moindre faiblesse de l’infrastructure sanitaire, que ce soit le manque d’agents de santé ou la quasi-absence de salles d’isolement et d’unités de soins intensifs dans la plus grande partie de l’Afrique subsaharienne.

Mais voici une des rares choses que je suis contente de constater :

Quand les présidents et les premiers ministres des pays épargnés font des déclarations à propos du virus Ebola, ils attribuent à juste titre l’ampleur et la gravité sans précédent de l’épidémie au fait que « les infrastructures de santé publique de base n’ont pas été mises en place ».

Les messages sur l’importance des systèmes de santé délivrés avec tant de vigueur dans cette Région et si bien étayés par les données dont vous disposez commencent-ils à être entendus ?

Voici le cinquième constat que je fais, et j’y attache beaucoup d’importance.

Le virus Ebola est apparu il y a près de 40 ans. Pourquoi les cliniciens sont-ils encore démunis, sans vaccin ni remède ?

Parce que depuis toujours, le virus est resté cantonné dans les pays africains pauvres.

Les incitations à la recherche-développement sont quasi inexistantes. Un secteur d’activité axé sur le profit n’investit pas dans des produits destinés à des marchés qui ne peuvent pas payer.

Nous essayons depuis très longtemps d’attirer l’attention sur ce problème, dernièrement encore lors des délibérations du groupe de travail consultatif d’experts sur le financement et la coordination de la recherche-développement.

On voit maintenant les conséquences de cet échec de la recherche-développement, de cet échec de la loi du marché, sur les écrans de télévision et à la une de l’actualité : des cliniciens démunis dans leurs combinaisons de sécurité, essayant d’aider les populations pauvres et désespérées d’Afrique, s’exposant à la maladie et y succombant.

Enfin, le monde est mal préparé pour faire face à une urgence de santé publique grave, prolongée et lourde de menaces.

Ce constat n’est peut-être pas nouveau pour certains d’entre vous, car c’est l’une des principales conclusions du Comité d’examen du RSI, convoqué pour évaluer la riposte à la pandémie de grippe de 2009.

La flambée de maladie à virus Ebola prouve sans l’ombre d’un doute la justesse de cette conclusion.

Je tire aussi de la situation actuelle deux leçons particulières pour l’OMS.

Première leçon : nous devons continuer à insister pour que la santé et les systèmes de santé figurent dans le programme de développement pour l’après-2015.

Nous avons désormais des données bien plus convaincantes et un public bien plus réceptif. Les arguments défendus en vain pendant des années trouvent maintenant une oreille attentive.

Deuxième leçon : les problèmes qu’engendre cette flambée révèlent certaines faiblesses à l’OMS, des éléments dysfonctionnels qu’il faut corriger de toute urgence dans le cadre de la réforme de l'Organisation, à ses trois niveaux.

Cela étant, je tiens à ce que vous sachiez que l'Organisation peut avancer très vite et de manière efficace dans certains domaines clés.

Il y a deux semaines, nous avons réuni les plus grands experts de par le monde pour examiner les questions nombreuses et complexes que pose l’utilisation de médicaments et de vaccins expérimentaux pendant cette flambée.

Résultat : il pourrait s’agir de la première flambée de maladie à virus Ebola contre laquelle on soit armé de vaccins et de médicaments.

Concernant les vaccins, des essais sur des sujets humains volontaires ont déjà commencé.

Si tout va bien, deux vaccins pourraient être mis en place progressivement vers la fin de l’année. On est aussi en train de mettre au point cinq à 10 médicaments le plus rapidement et dans les meilleures conditions de sécurité possible.

Mesdames et Messieurs,

Mettons-nous au travail. L’ordre du jour est chargé et important.

Tout le bruit autour du virus Ebola ne doit pas faire oublier les autres questions de santé qui réclament notre attention.

Vous allez examiner le premier rapport sur la mise en œuvre de Santé 2020.

La Région est parvenue à un tournant crucial en matière de vaccination. Votre réussite est exemplaire, mais elle est fragile.

Vous allez traiter des maladies non transmissibles, l’une des grandes priorités de la Région.

Vous allez étudier les moyens d’investir davantage dans la santé des enfants et des adolescents, et ce que les sociétés retirent de cet investissement.

Les questions du VIH/sida et du paludisme sont inscrites à l’ordre du jour, mais aussi l’hépatite virale.

L’hépatite virale sort enfin de l’ombre et reçoit l’attention qu’elle mérite. Accordez-lui plus d’attention encore.

Vous allez étudier ce qu’il est possible de faire pour ralentir la progression de la résistance aux antimicrobiens.

Certains chefs d’État et de gouvernement de la Région se sont exprimés avec véhémence sur les conséquences de cette tendance pour l’avenir de la médecine moderne telle que nous la connaissons.

Pour aucune de ces initiatives vous ne devez abandonner la partie.

L’éradication de la poliomyélite est inscrite à l’ordre du jour. Je tiens à vous assurer que nous mettons tout en œuvre pour achever le travail entrepris.

Nous avons besoin des meilleurs spécialistes de la lutte contre les épidémies pour endiguer le virus Ebola, mais nous ne les enlevons pas à la campagne contre la poliomyélite.

Je vous remercie.