Igor – témoignage

« Les facteurs les plus importants qui ont influencé ma réadaptation et ma réinsertion sociale ont été ma participation active à une organisation de patients, ainsi que la confiance accordée par mon médecin à la thérapie par la parole sans traitement médicamenteux. La stigmatisation par autrui et par moi-même a été le principal obstacle.

Mon tout premier comportement anormal, je le dois sans doute à un incident qui s’est produit alors que j’avais 7 ou 8 ans. C’était le soir, mes deux grands frères me taquinaient, et puis je suis tombé endormi. Plus tard, je me suis réveillé en pleurant. Les lumières étaient allumées, j’avais ouvert les yeux et je parlais avec mes parents, mais ma conscience était ailleurs. Le lendemain matin, mes parents m’ont expliqué que mon père avait réussi à me calmer en me lisant des histoires. Je ne me souvenais absolument pas de ce qu’il s’était passé.

La première fois que j’ai eu de véritables troubles mentaux, c’était pendant la guerre, quand j’étais soldat à Sarajevo. Je suis bosniaque de nationalité, mais de religion catholique, et mes compagnons d’armes qui étaient tous des Bosniaques musulmans n’arrivaient pas à comprendre comment quelqu’un appelé Igor (un prénom non musulman) avait pu se retrouver dans une armée composée presque uniquement de musulmans. J’étais un traitre à leurs yeux, et ils me faisaient des déclarations du genre : « Lors de la prochaine mission, c’est toi qui mourra le premier. » On me soupçonnait constamment et, avec la menace permanente des positions ennemies dans les collines environnantes, l’insomnie causée par mes tours de garde et ma consommation d’alcool, tout cela a contribué à une détérioration de ma santé mentale. Je me suis donc replié sur moi-même, j’ai arrêté de pleurer pour me mettre à délirer, et je ne répondais pas aux questions de manière appropriée.

J’ai été hospitalisé pendant deux mois dans une clinique de Sarajevo, où l’on m’a injecté des substances antipsychotiques. J’ai quitté la clinique après le cessez-le-feu de mai 1995, avec un diagnostic de schizophrénie et de psychose en cours de développement. Ensuite, j’ai quitté le service militaire et je suis reparti chez moi, à Tuzla. Je suis rentré le jour de la plus grande tragédie dans l’histoire de ma ville, à savoir le massacre à la grenade d’environ 75 civils à la porte historique de Tuzla, un quartier où les jeunes ont l’habitude de se réunir. Je connaissais la plupart des victimes.

En automne, les autorités militaires ont déclaré que je n’étais plus bon pour le service, en précisant que j’avais été atteint de maladie pendant mon service dans l’armée de Bosnie-Herzégovine, mais que j’étais déjà malade avant d’incorporer les forces armées. En moins de huit mois, je suis passé du stade d’individu parfaitement constitué, à celui de totalement inapte. On m’a accordé le statut d’invalide de guerre, que j’ai refusé car je ne voulais pas être associé aux personnes qui avaient perdu un bras ou une jambe pendant la guerre. Sincèrement, qui veut être handicapé à l’âge de 21 ans ?

Les huit années qui ont suivi, j’ai travaillé pour plusieurs employeurs, notamment dans le journalisme électronique. Lors du décès de mon père en 2003, j’ai été incapable de réagir émotionnellement. J’ai donc consulté un neuropsychiatre et, une fois encore, on m’a diagnostiqué avec une psychose en cours de développement et l’on m’a prescrit des antidépressifs. Ma situation s’est aggravée lorsque j’ai travaillé pendant plusieurs mois comme serveur dans un café de la ville. Je souffrais d’insomnie et j’avais des flashbacks de la guerre à cause de ma consommation d’alcool et de drogues douces. Je me suis encore replié sur moi-même. À la fin, ma famille m’a conduit dans un service de soins psychiatriques aigus. J’ai été hospitalisé pendant une quarantaine de jours, et l’on m’a prescrit de très nombreux médicaments à ma sortie. À l’hôpital, j’étais attaché aux quatre extrémités et forcé de prendre des médicaments psychiatriques plusieurs fois. Le seul signe de compassion qu’on m’ait montré se résumait à la question contextuelle « Êtes-vous suicidaire ? »

Il y a un an, j’ai changé de médecin car j’en avais assez du traitement médical superficiel que l’on m’administrait, et j’ai commencé à chercher un nouvel emploi. J’ai fait le tour de toutes les sociétés privées et stations de radio où j’avais travaillé, mais en vain. La plupart des employeurs avaient entendu des rumeurs de mon hospitalisation, et refusaient donc de me prendre à leur service. Pendant cette période, j’ai rejoint « Fenix » (l’Association pour l’aide mutuelle en cas de souffrances mentales) à Tuzla, et commencé à travailler comme bénévole dans son studio d’art. J’ai obtenu le statut d’invalide de guerre à 50 % et, en septembre 2006, j’ai signé un contrat d’un an chez Fenix comme secrétaire, bien qu’en réalité je sois homme à tout faire. En effet, je fais office de porte-parole, de traducteur et de chef de petits projets, et participe aux ateliers du studio d’art et de travail du bois le cas échéant. En outre, et chaque fois que j’en ai l’occasion, je défends les droits des patients des services de santé mentale.

Fenix propose des séances de réadaptation par le travail sous la forme d’ateliers d’art, de travail du bois et d’activités de production maraîchère en serre. Nous disposons d’une bibliothèque, d’un service Internet et d’un centre de jour que nous mettons en place pour stimuler la réintégration des patients isolés sur le plan clinique dans la société. Fenix s’efforce également d’être partie prenante (elle l’est d’ailleurs en partie) et d’innover dans l’élaboration de politiques sur la santé mentale ainsi que dans la création de coopératives sociales et l’organisation du tourisme social.

J’ai une nouvelle fois changé de médecin car le deuxième refusait également d’effectuer une thérapie par la parole et insistait sur la prise de médicaments. Celui que je consulte actuellement me soutient dans mes réflexions et mes efforts, et me donne des recommandations qui sont véritablement efficaces. De nos jours, il est rare que je prenne des médicaments psychiatriques. Je ne montre pas de signes d’instabilité mentale et, une fois par mois, j’ai une conversation à cœur ouvert avec mon nouveau médecin qui, d’ailleurs, est plus jeune que les deux précédents.

En fait, je parle ouvertement de mon vécu à tous ceux que cela intéresse, et qui sont disposés à m’écouter. Je fais cela à de très diverses occasions, des rencontres quotidiennes aux réunions importantes avec des étudiants de l’université, où je leur parle de notre association.

Malheureusement, je n’ai pas bénéficié d’un soutien massif de ma famille. Je vis avec ma mère avec qui j’entretiens des rapports assez difficiles. Elle est autoritaire, et refuse de reconnaître tout lien entre nos relations familiales et mon instabilité mentale. Pour elle, mes problèmes n’ont rien d’extraordinaire. Elle n’entend que ce qu’elle veut entendre, et joue le rôle de victime, ce qui provoque une autostigmatisation de ma part. Je veux améliorer notre relation à l’aide d’un psychologue/pédagogue, bien que je sois quelque peu incertain du résultat : en effet, ma mère a tendance aux commérages.

J’ai deux frères plus âgés tous deux mariés avec des enfants. Mon frère aîné est aussi celui qui montre le plus d’égards, mais il vit à Zagreb avec sa famille. Mon autre frère habite à Tuzla et me rend visite une ou deux fois par mois, mais ses conversations se limitent principalement à l’étalage de ses succès et de ses échecs.

À mon avis, on peut lutter contre la stigmatisation des personnes atteintes de problèmes mentaux de nombreuses façons : de la création d’expressions affirmatives en bosniaque pour aider les personnes dans la guérison de leurs troubles mentaux, à la sensibilisation aux conséquences de la stigmatisation, en passant par la présentation aux médias d’exemples positifs de cas psychiatriques. Ayant travaillé comme journaliste pendant bon nombre d’années, j’utilise mon expérience pour critiquer les excès de la presse et des médias électroniques lorsqu’ils rapportent, par exemple, les suicides. J’envoie des mémos aux rédacteurs responsables de ces articles et aux journalistes qui les écrivent afin de les informer de l’approche à adopter en la matière.

Ma collaboration au sein de Fenix m’a permis de comprendre que, malgré mon statut d’usager de services de santé mentale, je jouis des mêmes droits et responsabilités qu’autrui. Grâce à mon vécu, je suis utile, et il y a du pain sur la planche.

Aujourd’hui, je dois faire face au plus grand problème de stigmatisation que j’aie jamais rencontré : la recherche d’une personne avec qui partager ma vie. Je ne cache pas qui je suis ou ce que je suis, et j’ai hâte de remplir ce vide dans ma vie affective avec quelqu’un qui puisse apprécier mon honnêteté et ma franchise.

P.S. Depuis que j’ai rédigé ce témoignage, ma vie a pris un nouveau tournant positif. Tout d’abord, j’ai une copine et nous vivons ensemble depuis dix mois. J’ai signé un nouveau contrat d’un an avec Fenix, et j’ai fini l’école secondaire que j’avais dû interrompre à cause de la guerre. J’espère pouvoir commencer l’université l’automne prochain. »